Si vous vous promenez à Lisbonne un 25 avril, vous remarquerez forcément cette ambiance particulière qui flotte dans l’air. Des œillets rouges aux fenêtres, des concerts dans les rues, une effervescence presque palpable. C’est que ce jour-là, le Portugal célèbre bien plus qu’un simple jour férié : il commémore le moment où tout a basculé.
Quand le Portugal vivait dans l’ombre
Imaginez un pays où vous ne pouvez pas critiquer le gouvernement, où les livres sont censurés, où partir étudier à l’étranger relève du parcours du combattant. C’est exactement ce qu’était le Portugal avant 1974. Depuis 1933, le régime de l’Estado Novo, dirigé d’abord par António de Oliveira Salazar puis par Marcelo Caetano, maintenait le pays dans une dictature étouffante.
La PIDE (police politique) surveillait tout le monde, les guerres coloniales en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau saignaient le pays de ses ressources et de sa jeunesse. Des milliers de jeunes Portugais partaient faire la guerre dans ces territoires, beaucoup n’en revenaient pas. On estime qu’entre 1961 et 1974, plus de 8 000 soldats portugais ont perdu la vie dans ces conflits.
Nous trouvons d’ailleurs que c’est ce détail qui rend la révolution encore plus remarquable : elle est venue en grande partie de ceux-là même qui étaient censés défendre le régime, les militaires.
La nuit où tout a changé
Dans la nuit du 24 au 25 avril 1974, quelque chose d’extraordinaire se prépare. À 22h55, la radio diffuse « E Depois do Adeus » de Paulo de Carvalho. C’est le premier signal. Puis, à 00h20, résonne « Grândola, Vila Morena » de Zeca Afonso, une chanson interdite par la censure. C’est le signal définitif pour le Movimento das Forças Armadas (MFA).
Les points clés du déroulement :
- 00h25 : Les militaires se mettent en marche
- 03h00 : Occupation des points stratégiques de Lisbonne
- 08h00 : Le Terreiro do Paço est sous contrôle
- 13h30 : Marcelo Caetano se rend et se réfugie à l’ambassade du Brésil
Ce qui nous fascine, c’est la rapidité avec laquelle tout s’est joué. En quelques heures, un régime vieux de 48 ans s’effondre comme un château de cartes. Et surtout, sans effusion de sang, ou presque.
L’œillet comme symbole pacifique
Vous vous demandez certainement d’où viennent ces œillets qui donnent son nom à la révolution. L’histoire est aussi belle que simple. Celeste Caeiro, une employée d’un restaurant de la Rua do Carmo, distribuait des œillets rouges qu’elle devait jeter. Un soldat lui en demande un pour mettre dans la poche de son uniforme. L’idée fait tache d’huile, et bientôt, tous les fusils des militaires arborent ces fleurs.
Ce geste simple transforme l’image même de la révolution. Les chars dans les rues ne font plus peur, ils deviennent des symboles d’espoir. La population descend massivement, offre à manger et à boire aux soldats. On raconte que certains habitants ont passé la journée entière dehors, comme pour s’assurer que tout cela était bien réel.
Le bilan final ? Seulement quatre morts, tous tués par la PIDE qui tirait depuis son quartier général. Pour un changement de régime, c’est remarquablement peu.
Les premières années de liberté
Après le 25 avril, le Portugal entre dans une période qu’on appelle le PREC (Processus Révolutionnaire en Cours). C’est le far-west politique. Nous ne vous mentirons pas, ces deux années sont chaotiques.
Imaginez : six gouvernements provisoires se succèdent entre 1974 et 1976. Le pays oscille entre différentes tendances, du communisme pur et dur au socialisme modéré. Des entreprises sont nationalisées, des terres redistribuées, particulièrement dans l’Alentejo. Les murs se couvrent de fresques révolutionnaires que vous pouvez encore admirer aujourd’hui dans certains quartiers de Lisbonne.
La constitution démocratique est finalement adoptée le 2 avril 1976, établissant les bases du Portugal moderne que vous connaissez.
L’héritage du 25 avril aujourd’hui
Cinquante ans après, qu’est-ce qui reste de cette révolution ? Énormément, selon nous.
Les acquis majeurs :
- La liberté d’expression : vous pouvez critiquer qui vous voulez
- Le droit de vote pour tous, hommes et femmes
- L’indépendance des colonies (Angola, Mozambique, Cap-Vert, Guinée-Bissau, São Tomé-et-Príncipe)
- Un système de santé public (SNS créé en 1979)
- L’accès généralisé à l’éducation
Mais l’impact le plus profond, c’est peut-être dans les mentalités. Le 25 avril a ouvert le Portugal sur l’Europe et le monde. Le pays rejoint la CEE (ancêtre de l’UE) en 1986, organise l’Expo 98, devient une destination touristique de premier plan.
Notre regard sur cet héritage
Ce qui nous touche particulièrement quand on vit à Lisbonne, c’est de voir comment les Portugais célèbrent encore ce jour avec ferveur. Ce n’est pas un jour férié comme les autres. Les gens descendent réellement dans la rue, portent leur œillet, chantent « Grândola ».
À l’heure où certaines démocraties vacillent en Europe, cette mémoire vive nous semble précieuse. Elle rappelle que rien n’est acquis, que la liberté s’est conquise et doit se préserver.
Alors, si vous êtes à Lisbonne un 25 avril, mêlez-vous à la foule, acceptez l’œillet qu’on vous offrira, écoutez les chansons. Vous comprendrez que ce n’est pas seulement de l’histoire ancienne, c’est l’âme même du Portugal moderne qui bat ce jour-là.
La Révolution des Œillets reste un exemple unique dans l’histoire contemporaine : celui d’un peuple qui a choisi les fleurs plutôt que les armes pour conquérir sa liberté.

